Des deux côtés de la barrière de classe

Par Daniel Gluckstein

Les élections du 7 juillet sont-elles une victoire de l’« arc démocratique » comme s’accordent à le dire la plupart des commentateurs ? En apparence, oui : grâce aux retraits réciproques, il a permis l’élection de nombre d’anciens ministres de Macron et de candidats du Nouveau Front populaire.

En réalité, le 7 juillet, s’est exprimé, sur le terrain déformé de la lutte des classes que sont les élections, le mouvement en profondeur de la classe ouvrière.

Les millions d’électeurs du Nouveau Front populaire ont dit : cette fois, nos exigences doivent être entendues, celles qui ont été maintes fois trahies par les différents gouvernements de gauche dans les quarante dernières années, celles pour lesquelles nous avons fait grève et manifesté par millions. S’est exprimé dans ce vote le caractère insupportable des conditions matérielles d’existence de l’immense majorité.

Cela vaut non seulement pour l’électorat du Nouveau Front populaire, mais aussi pour une fraction des électeurs du Rassemblement national, poussés en ce sens, non parce qu’ils seraient racistes ou fascistes, mais par désillusion, parce qu’ils sont désabusés, déçus par les gouvernements et les partis de gauche par lesquels ils estiment avoir été trahis. Bien sûr, le vote RN est une très mauvaise réponse à leurs désillusions. Mais leur aspiration à une véritable amélioration de leurs conditions matérielles d’existence converge, d’une certaine manière, avec l’aspiration des électeurs du Nouveau Front populaire.

Dans sa signification d’ensemble, on ne peut comprendre le vote du 7 juillet que si on part des conditions matérielles d’existence : plus de la moitié des familles renonce à tout départ en vacances ; la majorité des familles ouvrières et populaires n’arrive plus à boucler les fins de mois ; des millions vivent dans des immeubles devenus insalubres, faute d’entretien, avec des ascenseurs qui ne sont jamais réparés et des charges toujours plus lourdes. On ne peut comprendre ce vote si on écarte les factures d’électricité et de gaz qu’on ne peut plus payer et les salaires qui ne suivent pas l’inflation, l’école qui n’instruit plus, l’hôpital qui ne soigne plus, les bureaux de poste fermés et les quartiers laissés à l’abandon.

Ces conditions matérielles d’existence, imposées à des millions de familles ouvrières, sont le résultat des politiques favorables à la classe capitaliste, poursuivies par les gouvernements de toutes couleurs politiques, obéissant aux exigences de l’Union européenne, du Fonds monétaire international depuis des décennies.

Elles résultent aussi du consensus général pour accorder toujours plus de milliards aux dépenses militaires, en particulier au financement de la guerre en Ukraine.

C’est donc bien un vote de classe, traduisant une puissante exigence de classe, qui s’est exprimé ce 7 juillet. Le Medef a compris la menace. Dans son communiqué du 8 juillet, il met en garde contre une « conjoncture économique précaire ». Pour lui, « le gouvernement qui sera issu du second tour des élections législatives ne pourrait ignorer cette situation préoccupante ». Par conséquent, le Medef exige : « La politique économique menée depuis neuf ans a produit des résultats en termes de croissance et donc doit se poursuivre. »

Pour le Medef, pas question de prendre en compte le vote du 7 juillet. Pire, il le prend en compte en exigeant que le futur gouvernement lui tourne le dos.

Le 7 juillet, la majorité a dit : il faut en finir avec la politique de destruction des droits des travailleurs. Le 8 juillet, le Medef martèle : il faut poursuivre cette politique. Et, pour y parvenir, il s’adresse très logiquement au président de la République, « garant de la cohésion nationale ».

La position du Medef est-elle respectueuse de la démocratie ? Non, bien sûr ! Si la démocratie consiste à respecter les aspirations, les revendications et les besoins du peuple travailleur, les besoins de l’immense majorité qui n’a que son travail pour vivre, alors la position du Medef est contraire à la démocratie. Lorsque le Medef s’adresse à Macron pour lui dire : « Ne tenez pas compte du vote, faites ce que les intérêts de la classe capitaliste exigent », il viole les exigences de la démocratie… mais il respecte les institutions de la Ve République. Car les institutions de la Ve République sont précisément faites pour qu’en toutes circonstances les intérêts de la classe capitaliste soient préservés et défendus, même au mépris du vote majoritaire. Bayrou ne dit rien d’autre lorsque, dès le 7 juillet, il rappelle l’origine et la signification de la Ve République (lire page 5).

Vingt-quatre heures après le vote, on assiste déjà au ballet incessant de tous ceux qui se portent candidats à des solutions « négociées », à des gouvernements de coalition permanente ou de coalitions temporaires avec tel ou tel morceau du centre, voire de la droite. S’expriment en ce sens aussi bien des dirigeants macronistes comme Braun-Pivet que des dirigeants du Nouveau Front populaire, comme Raphaël Glucksmann, Clémentine Autain et autres. Ceux qui, aujourd’hui, cherchent un accord avec Macron seront peu ou prou condamnés à faire ce que dit le Medef, c’est-à-dire à tourner le dos aux exigences contenues dans le vote du 7 juillet.

Mélenchon a tenu un autre discours le soir du 7 juillet. Il a dit : il faudra appliquer tout le programme, rien que le programme, mais tout le programme. Le Parti des travailleurs, on le sait, ne soutient pas le programme du Nouveau Front populaire, programme limité et réformiste qui, de fait, reste dans le cadre des institutions de la Ve République et du système capitaliste. Il n’en reste pas moins que ce programme comporte toute une série d’exigences qui correspondent aux aspirations des travailleurs et de la jeunesse, qu’il s’agisse de l’abrogation de la réforme des retraites ou encore des engagements de recrutement d’enseignants et de soignants ou d’augmentation des salaires.

Du point de vue de la démocratie dont il se réclame, Mélenchon a raison d’affirmer qu’il faut appliquer le programme du Nouveau Front populaire. C’est le mandat confié au Nouveau Front populaire arrivé en tête des élections. La contradiction est dans le fait que Mélenchon, pour mettre en place un gouvernement qui applique le programme du Nouveau Front populaire, s’adresse à Macron et lui demande de respecter le vote de la démocratie. Or chacun sait qu’il n’est pas dans les intentions de Macron – pas plus que dans les buts de la Ve République – d’appliquer un tel programme. La réponse que Macron apportera à la demande de Mélenchon est connue d’avance. Il fera tout pour empêcher la mise en place d’un gouvernement qui mettrait en œuvre le programme du Nouveau Front populaire. Il est à l’Élysée pour défendre les intérêts de la classe capitaliste et non pour défendre la démocratie.

Dès lors, si Macron rejette l’appel de Mélenchon, s’il le fait avec l’aide de ceux qui, venus du Nouveau Front populaire, n’auront de cesse de monter des combinaisons et des alliances pour échapper au mandat confié le 7 juillet, alors l’alternative posée se résumera à ceci : ou bien respecter les institutions de la Ve République, ou bien respecter la démocratie.

Ou bien respecter les institutions de la Ve République et s’incliner, à regret certes, mais s’incliner quand même, devant le constat qu’une partie des dirigeants du Nouveau Front populaire a constitué avec les macronistes une alliance pour appliquer une politique contraire au vote du 7 juillet.

Ou bien respecter la démocratie. Et pour l’imposer, en appeler à la mobilisation générale des travailleurs et des jeunes afin qu’ils organisent leur propre action de classe pour faire respecter le mandat. Quitte, pour cela, à outrepasser les institutions antidémocratiques de la Ve République.

Cette alternative se posera à Mélenchon. Mais elle concerne et interpellera les travailleurs et les militants qui se sont mobilisés pour la victoire du Nouveau Front populaire.

Répétons-le, au Parti des travailleurs, nous ne sommes pas partisans du programme du Nouveau Front populaire. Il n’en reste pas moins que, du point de vue de la démocratie, les millions de travailleurs et de jeunes qui ont voté pour le Nouveau Front populaire pour le changement tout de suite, ceux-là sont en droit de s’adresser à ceux qu’ils ont élus et leur dire : « Nous vous avons élus pour mettre en œuvre vos engagements. Nous vous avons élus pour que les choses changent radicalement. Vous avez un programme, appliquez votre programme ! Et même si Macron ne le veut pas, appliquez ce programme, rompez avec Macron et la Ve République, pas dans trois ans, pas dans six ans, maintenant ! Si c’est là la condition pour donner du travail à ceux qui n’en ont pas, pour qu’il y ait des enseignants dans les écoles et des soignants dans les hôpitaux, si c’est là la condition pour qu’on parte à la retraite à 62 ou 60 ans, et non pas à 64 ans, alors rompez avec Macron, n’hésitez pas à transgresser les règles antidémocratiques de ce régime. »

Sinon… sinon, s’il s’agit de se replier sur soi et d’attendre la présidentielle de 2027, gare !

Gare, car d’autres sont en embuscade. Les déclarations du RN ne peuvent tromper personne. Ils ont dit : « Nous avons perdu cette fois, nous gagnerons la prochaine fois. » C’est un risque, si ceux qui, appuyés sur la volonté majoritaire de changement des travailleurs et des jeunes, se sont fait élire le 7 juillet renoncent à la rupture.

Pour sa part, le Parti des travailleurs, en toute indépendance, sans appartenir au Nouveau Front populaire, fera tout pour aider à la mobilisation des travailleurs et des jeunes, maintenant, tout de suite, pour toutes les revendications.

Oui, de ce combat, le Parti des travailleurs est partie prenante. Il n’hésitera pas à affirmer que, pour mettre en œuvre les décisions conformes au point de vue majoritaire, il faut rompre, maintenant et tout de suite avec la Ve République. Cette question surgit de fait dans les discussions au sein des organisations ouvrières et démocratiques et dans les assemblées de travailleurs et de jeunes.

Maintenant, tout de suite, balayer la Ve République ! Maintenant, tout de suite, un gouvernement de rupture ouvrière pour appliquer ce qui était contenu dans le vote du 7 juillet !