Ingouvernabilité, guerre civile, coup d’État, révolution… Où va la France ?

Par Daniel Gluckstein

Emmanuel Macron, (Roumanie, 2022)                                                                                               Charles de Gaulle (Élysée, 1961)

La crise de la Ve République s’aggrave de jour en jour. Nul ne peut en comprendre les ressorts s’il ne part pas des forces sociales en présence et de leur confrontation.

La clef de voûte de la Ve République, c’est le président de la République. Le rejet de Macron, tel qu’il s’est exprimé le 9 juin, fut si massif qu’il a impacté le régime lui-même. Or la Ve République, c’est l’enveloppe institutionnelle de l’État. Qu’est-ce que l’État ? L’instrument de l’oppression d’une classe sociale par une autre classe sociale, indispensable au bon fonctionnement du système capitaliste. Sans disposer de l’État, une poignée de multimilliardaires qui contrôlent les moyens de production ne pourraient exploiter la force de travail de l’immense majorité. À travers les institutions, c’est aujourd’hui l’État qui est en cause et, à travers lui, le régime de la propriété privée des moyens de production.

Les institutions de la Ve République n’ont pas la souplesse d’un régime parlementaire dans lequel les alliances et les combinaisons peuvent varier autant que nécessaire pour préserver le régime lui-même. Sous la Ve République, le mode d’élection basé sur le scrutin de circonscription uninominal à deux tours rend difficile la constitution d’alliances après élection. Le principe en est plutôt que des coalitions constituées avant le vote cherchent à gagner une majorité de sièges pour former le gouvernement. Aujourd’hui, à quelques jours du premier tour, l’hypothèse d’un seul bloc disposant d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale n’est pas la plus probable. À quoi s’ajoutent les problèmes soulevés par une éventuelle cohabitation. Au point que le pronostic d’« ingouvernabilité » après le 7 juillet revient de plus en plus fréquemment dans les médias.

Nos adversaires, qui savent que ce n’est pas la première fois que nous évoquons l’agonie de la Ve République, ironiseront peut-être : « Ah, bon, à l’agonie depuis si longtemps ? » Oui. Cette agonie se prolonge du fait de l’incapacité des deux classes sociales en présence à conclure de manière définitive. La classe capitaliste, parce qu’en dépit des coups qu’elle a portés ne parvient pas à démanteler jusqu’au bout les droits et garanties arrachés par le combat ouvrier depuis près d’un siècle (notamment dans les grands mouvements de classe en 1936, 1945, 1953, 1955, 1968…). La classe ouvrière, parce qu’en dépit de mobilisations par millions a été et est confrontée à des directions qui, quand vient l’heure d’organiser la confrontation, par exemple par l’appel à la grève générale, choisissent de se dérober. On l’a vu récemment dans la mobilisation contre la réforme des retraites.

En se prolongeant, l’agonie du régime pousse à une décomposition générale, institutionnelle, politique, sociale. Ce régime est à ce point discrédité qu’il ne peut, en se maintenant sous sa forme actuelle, qu’aggraver le rejet et ouvrir la voie à un effondrement total. Mais c’est un fait qu’à ce stade aucune force sociale n’est en mesure d’imposer une solution alternative, que seule pourrait dégager soit une force résolument orientée vers le coup d’État militaire, le totalitarisme et/ou l’extension de la guerre (ce dont Macron a ouvertement menacé le pays en évoquant le 24 juin le spectre de la « guerre civile ») ; soit la classe ouvrière s’orientant vers l’issue révolutionnaire pour prendre le pouvoir entre ses mains.

Que peut-il alors advenir ?

Pour répondre à cette question, il faut, répétons-le, partir de la situation des deux classes sociales fondamentales en présence : la bourgeoisie et la classe ouvrière.

Comme toutes les bourgeoisies, la bourgeoisie française déteste et craint par-dessus tout la déstabilisation. Elle a besoin de stabilité pour faire tourner ses affaires. La zone de turbulence dans laquelle le pays est entré est source d’inquiétude. La pression exercée par les agences de notation – c’est-à-dire le capital financier des États-Unis – et par l’Union européenne et le FMI, tout cela va dans le même sens : la bourgeoisie est sommée de faire des progrès de productivité. Elle doit par conséquent être capable d’aller plus loin dans la remise en cause des droits ouvriers, responsables, à ses yeux, d’un « coût du travail » exorbitant.

Quel que soit le résultat sorti des urnes le 7 juillet, la classe capitaliste a besoin de garanties solides concernant la préservation de ses intérêts par un futur gouvernement. Dans la situation actuelle, ces garanties se concentrent sur deux questions clefs.

Manifestation contre la réforme des retraites, Paris, le 19 janvier 2023 / AFP

La première concerne la préservation des institutions. Les « trois grands blocs » s’y engagent : celui constitué par les macronistes, la droite et le centre bien sûr ; mais aussi le Rassemblement national (RN) ; c’est le cas également du Nouveau Front populaire (NFP), qui renvoie à un futur indéterminé l’objectif pour le moins vague d’« abolir la monarchie présidentielle dans la pratique des institutions » et de passer « à une 6e République par la convocation d’une assemblée constituante ». De manière immédiate, en cas de victoire électorale, tous s’engagent à cohabiter avec Macron. En application de la Constitution de la Ve République, une fois l’élection passée, Macron nommera donc le Premier ministre (article 8), présidera le Conseil des ministres (article 9), promulguera (ou non) les lois votées par le Parlement (article 10), signera (ou non) les ordonnances et les décrets (article 13). Comme « chef des Armées » (article 15), c’est lui qui aura le pouvoir d’engager (ou non) la France dans des conflits. Il conservera la prérogative de négocier et ratifier les traités internationaux (article 52). Et surtout, il disposera avec l’article 16 de la possibilité d’instaurer l’état d’urgence qui suspend les libertés et concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Question : rompre avec la politique des gouvernements précédents, est-ce possible en gardant Macron avec tous les pouvoirs de censure et de verrouillage que lui confère la Constitution ?

La seconde, c’est le consensus sur la politique de guerre. La guerre impérialiste en cours forme un tout. En Europe, elle exige l’armement et le surarmement de l’Ukraine, alimentant le bain de sang qui fauche des milliers de vies des deux côtés du front. Au Moyen-Orient, elle a pour fondement la négation des droits nationaux du peuple palestinien (ce qui, depuis la partition de 1947 jusqu’au génocide d’aujourd’hui, constitue une marque essentielle de l’ordre impérialiste). La poursuite de la guerre, c’est la garantie de juteux profits. Des centaines de milliards de dollars ont été investis depuis plus de deux ans dans la guerre en Ukraine par le bloc (de plus en plus intégré) formé par l’Union européenne, l’OTAN et les États-Unis ; à quoi s’ajoutent les investissements nécessaires aux préparatifs guerriers contre la Chine et l’armement du gouvernement génocidaire d’Israël. Pour toutes ces raisons, pour l’impérialisme mondial – dominé par l’impérialisme américain –, il est hors de question que la France se dégage du rôle de supplétif qui lui est assigné, sous la direction de Washington, dans le cadre de l’OTAN. S’agissant de la guerre, Bardella s’engage à tenir les engagements de la France, en Ukraine et au Moyen-Orient. Le programme du NFP prend lui aussi l’engagement de poursuivre la « livraison d’armes nécessaires à l’Ukraine » et d’inscrire sa politique moyen-orientale dans le cadre des résolutions de l’ONU…

Question : quel crédit apporter à l’engagement de « rupture » revendiqué par le programme du NFP dès lors que ce programme s’engage à consacrer à la guerre les centaines de milliards qui font et feront défaut aux écoles, aux hôpitaux, aux services publics de plus en plus démunis ?

Toutes les coalitions en présence s’engagent donc au respect des institutions et de l’engagement dans la guerre. Il n’en découle pas pour autant que les cercles dirigeants du capital financier sont indifférents à la composition du futur gouvernement. Face au risque d’« ingouvernabilité », leur préférence – ou plutôt leur moindre répugnance – pourrait se tourner vers un gouvernement d’« arc républicain », une majorité parlementaire allant des Républicains à la social-démocratie, comme le recommande Édouard Philippe. Encore faudrait-il que les forces soient suffisantes à l’Assemblée nationale pour former une telle majorité. Encore faudrait-il qu’elles le veuillent. Et à condition – exigeront les dirigeants capitalistes – que ce gouvernement ne renonce pas à imposer les contre-réformes contre la classe ouvrière. Or un tel gouvernement serait marqué dès sa constitution par son extrême fragilité. Il pourrait rapidement être tétanisé face à la résistance ouvrière. Au mieux donc, ce serait pour la bourgeoisie la « moins pire » des solutions. Mais pour combien de temps ?

À défaut, une partie des cercles dirigeants du capital financier laisse entendre qu’ils pourraient s’accommoder, au moins provisoirement, d’un gouvernement de cohabitation Macron-Bardella. Mais à condition de lui imposer leur agenda. Le RN est réticent, bien qu’il donne de plus en plus de gages, y compris sur le respect de l’Union européenne. Il craint l’effet d’« usure » d’un gouvernement de cohabitation qui ferait ombrage à la possible élection de Marine Le Pen en 2027. Les cercles dirigeants du capital financier, eux – à ce stade –, voudraient éviter une confrontation brutale avec la classe ouvrière. Mais s’il n’est pas d’autre moyen, certains secteurs sont aujourd’hui prêts à en courir le risque avec un gouvernement du RN, ce qui n’était pas le cas auparavant.

Qu’en est-il du NFP ? Bien qu’il porte en gros caractères le mot « rupture », son programme, on l’a vu, reste dans le cadre des institutions. Les dirigeants du NFP qui se portent candidats au poste de Premier ministre revendiquent de siéger dans un Conseil des ministres présidé par Macron. Les cercles dirigeants du capital financier sont pourtant réticents à une telle combinaison et ne s’y résoudront que si vraiment il n’y a pas d’autre possibilité. Leurs craintes ne portent pas sur les intentions des dirigeants du NFP, dont les partis et les dirigeants ont fait la preuve dans le passé de leur capacité à gouverner sans rompre ni avec la Ve République ni avec le capitalisme. Ce que craint la bourgeoisie, c’est la base sociale du NFP, ces millions de travailleurs et de jeunes qui, en votant pour lui, le chargent de leurs revendications et de leurs aspirations.

Que veulent les travailleurs et les jeunes ? Ils ont des revendications vitales sur le pouvoir d’achat, le logement, l’école, les hôpitaux, les conditions de travail, la Sécurité sociale. Ils veulent un pouvoir qui les satisfasse. La plupart font majoritairement confiance aux partis du NFP. Mais ces revendications, ces aspirations appellent, pour devenir réalité, une rupture dans les faits et pas seulement sur le papier. Cette exigence de rupture avec le capital financier, les institutions de l’Union européenne et la Ve République, portée par la mobilisation sociale de millions, les capitalistes la craignent. À raison !

Les dirigeants du NFP eux-mêmes oscillent entre deux attitudes : revendiquer de gouverner le pays en multipliant les preuves de leur « sérieux », comme l’ont fait Coquerel et Vallaud présentant leur programme au Medef afin de convaincre les patrons, faisant appel à leur « patriotisme économique » et leur « bonne volonté » ; ou s’engager tout de suite dans une compétition pour savoir qui sera Premier ministre et ainsi déchaîner la division entre dirigeants qui, pourtant, revendiquent le même programme. Faudrait-il finalement, par la division, permettre à Macron de garder les rênes du pouvoir ? Faudrait-il tout renvoyer à 2027 ? Serait-ce là notamment le calcul de Mélenchon dont l’objectif essentiel est son élection à la présidentielle dans trois ans ?

Manifestation contre la réforme des retraites, Paris, le 23 mars 2023 / LTDT

Ingouvernabilité… Le Monde évoque un coup d’État institutionnel via une manœuvre pour un troisième mandat. Europe 1 souligne le possible recours à l’article 16. Et Macron agite la menace de la « guerre civile » qui pourrait justifier ce recours à l’article 16…

Les travailleurs et les jeunes qui votent pour le NFP ne sont ni aveugles ni amnésiques. Ils savent qu’il y a eu dans le passé des gouvernements, sous Mitterrand, sous Hollande, sous Jospin, qui rassemblèrent tous les partis que l’on retrouve aujourd’hui dans le NFP (ou leurs dirigeants) et refusèrent alors de s’engager sur la voie de la rupture. Souvent, lorsqu’ils sont interrogés à ce sujet, travailleurs et jeunes répondent : « Nous n’avons pas oublié, mais on ne peut pas tout régler en même temps, c’est pourquoi nous voulons d’abord bloquer l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et ensuite nous nous attèlerons à imposer un gouvernement qui mène une politique de rupture. »

C’est dans ce contexte que le Parti des travailleurs a été amené à avancer le mot d’ordre « Dégager Bardella, chasser Macron, rupture ouvrière ». Des millions de travailleurs et de jeunes voteront pour le NFP parce qu’ils estiment que c’est la voie la plus économique pour imposer une politique de rupture, rupture avec la guerre, avec la misère, avec toutes les contre-réformes.

Sans illusion dans le programme du NFP, le Parti des travailleurs est partie prenante de ce mouvement de millions. En toute indépendance, déployant notre propre politique et nos propres mots d’ordre, nous conforterons le mouvement par lequel les travailleurs diront à ces dirigeants : « Prenez le pouvoir entre vos mains, dégagez Macron, dégagez les institutions de la Ve République ! Formez un gouvernement Mélenchon-Roussel-Faure sans Macron ni patrons, sans les institutions de la Ve République ! Formez un tel gouvernement, mettez sans délai en œuvre les premières mesures d’urgence, sans craindre de rompre avec la Ve République et le capitalisme ! ».

Pour le Parti des travailleurs, cela exige notamment la confiscation des centaines de milliards de la loi de programmation militaire, des profits des capitalistes et des dividendes versés aux actionnaires, et leur affectation aux besoins du peuple travailleur.

Finalement, tout se concentre dans la capacité des travailleurs à s’organiser par eux-mêmes pour faire prévaloir leurs besoins. L’issue ne pourra surgir que dans la confrontation directe entre les classes. Le Parti des travailleurs, bien qu’il ne le revendique pas explicitement dans son programme, ne peut se construire que comme un parti révolutionnaire qui assume non seulement la perspective de la rupture, mais aussi le combat pour lui ouvrir la voie, c’est-à-dire aider à organiser la lutte de classe par le combat pour l’unité.

La solution viendra de la rupture. Cette rupture peut être ouvrière et révolutionnaire et emprunter la voie démocratique du combat pour l’Assemblée constituante et le gouvernement ouvrier. Elle peut à l’inverse être une « rupture » de type totalitaire, prenant y compris la forme d’un coup d’État ou d’une dérive vers une nouvelle forme de fascisme.

Tel est l’enjeu de la nouvelle étape de confrontation qui mûrit entre les classes sociales.

N. B. : Cet éditorial a été rédigé les 24 et 25 juin. Au rythme extrêmement rapide des événements, il sera probablement dépassé dans tel ou tel aspect factuel avant même l’impression du journal. Il reviendra aux travailleurs, aux jeunes, aux militants ouvriers qui nous lisent de juger si, au-delà de tel ou tel détail, la ligne générale de notre analyse et les conclusions que nous en tirons sont utiles ou non au combat d’émancipation.