Éditorial de La Tribune des Travailleurs n° 447 du 3 juillet 2024
Par Daniel Gluckstein
Les événements se succèdent à un rythme effréné. D’abord, la victoire du Rassemblement national au premier tour des élections législatives. Aussitôt, l’appel par Macron à constituer un front républicain. Réponse positive immédiate de Mélenchon donnant la consigne de retrait des candidats du Nouveau Front populaire (NFP) en cas de triangulaire. Dans les heures qui suivent, plus de cent désistements de candidats du NFP, principalement LFI. Par exemple, pour permettre la réélection du ministre Darmanin, père de la loi raciste anti-immigrés. Ou encore celle de l’ancienne Première ministre Élisabeth Borne, mère de la réforme anti-ouvrière contre les retraites des travailleurs.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Fidèles à notre méthode, nous partirons des positions des classes sociales en présence. Au lendemain du premier tour, la classe capitaliste se montre rassurée et rassurante. Les marchés financiers restent calmes. L’indice du CAC 40 progresse même. Les Échos soulignent « le soulagement sur les marchés après le premier tour ». Ce que les capitalistes veulent éviter, ce serait une « majorité absolue du Rassemblement national potentiellement très dépensier ». Même si « des craintes subsistent », l’inquiétude du capital financier restera « contenue grâce au cadre européen qui joue désormais un rôle majeur dans les politiques économiques ». Et Les Échos de donner en exemple le gouvernement d’extrême droite de Meloni en Italie.
Les capitalistes savent que le RN est un parti capitaliste qui a bien l’intention de défendre les intérêts de sa classe sociale. Une source d’inquiétude toutefois, c’est que le RN doit son résultat à une base électorale élargie qui pourrait avoir des exigences. Par conséquent, il faut poser des garde-fous. Donc faire en sorte que, si majorité du RN il y a, elle soit relative et non absolue pour contraindre ce parti à chercher des accords et des compromis.
S’inscrivant dans la même perspective, le NFP déploie depuis dimanche soir une très grande énergie pour aboutir au plus grand nombre possible de désistements pour les candidats macronistes ou de droite, quitte à effacer toute trace de « gauche » dans son discours. Comme le dit l’un de ses dirigeants : le Front populaire doit laisser la place au « front républicain ». Glucksmann le dit à sa façon : « Les appareils, les identités politiques, la gauche et la droite… tout cela s’efface devant cette situation vertigineuse. »
Une nouvelle fois donc, la « gauche » vient au secours de la Ve République et des intérêts capitalistes.
Ont-ils tout oublié ?
D’où vient-elle, au fait, cette percée électorale de l’extrême droite ?
Remontons le fil de l’histoire. En 1981, Mitterrand est élu premier président de « gauche » de la Ve République. L’extrême droite est alors à son niveau le plus bas. Elle ne présente même pas de candidat à l’élection présidentielle. Dans les années qui suivent, Mitterrand fera tout pour la remettre en selle par un calcul politique visant à affaiblir la droite. Sept ans plus tard, Jean-Marie Le Pen se présentera et obtiendra 14 % des voix.
Retour à 1981. Mitterrand est élu sur un programme et un engagement de rupture. Le thème de sa campagne : rompre avec le capitalisme. Cette campagne et son élection apparaissent comme une réponse à la remontée des luttes de classe, des mobilisations ouvrières à la fin des années 1970. Mais dès 1982-1983, c’est le tournant de la rigueur : austérité, blocage des salaires, remise en cause des conventions collectives, lois Auroux visant à l’intégration des syndicats à l’État.
Au total, durant son double septennat, Mitterrand déroulera toute une série de contre-réformes réactionnaires : la première budgétisation des hôpitaux visant à en contenir les dépenses dans les limites de l’austérité européenne, la mise en place de la CSG préparant la liquidation de la Sécurité sociale… Mitterrand sera l’un des principaux artisans du traité de Maastricht en 1992, qui posa une chape de plomb sur l’ensemble des économies européennes. Avec le traité de Maastricht, disait ce haut responsable bancaire allemand, « la seule variable d’ajustement sera la force de travail ». Ce fut la force de travail en effet !
La classe ouvrière a payé au prix fort tout au long du double septennat de Mitterrand ces attaques forcenées contre ses droits. En outre, subissant la liquidation de pans entiers de secteurs industriels dans le textile, dans la sidérurgie, les mines, dans l’automobile, elle se heurtait au refus de ce gouvernement de « gauche » (ministres PS, PCF…) d’interdire les licenciements et de garantir l’emploi par la nationalisation sans indemnité ni rachat.
Cette politique des gouvernements Mitterrand a permis le retour de la droite au pouvoir. À peine nommé, Juppé lance son attaque violente contre les retraites. Par millions, les travailleurs se mobilisent contre son plan. Au point que le président de la République Chirac dissout l’Assemblée nationale en 1997, provoquant des élections anticipées dont la « gauche plurielle » sort victorieuse. Pendant cinq ans, le gouvernement Jospin (PS), Buffet (PCF), Voynet (Verts), Mélenchon (PS pendant trois ans) poursuit la politique de soumission à l’Union européenne et aux plans capitalistes, notamment par la transposition des directives européennes en matière de privatisation de l’énergie. La « gauche plurielle », qui s’était engagée à améliorer la situation des travailleurs, se fit le relais des exigences des capitalistes. Elle renoncera même à ne pas publier les décrets de la réforme Juppé, réforme qu’elle fut la première à mettre en application.
Plus tard, on connaîtra un phénomène comparable avec le gouvernement Hollande. Au total, durant ces vingt-quatre années qui virent la gauche participer au gouvernement, elle tourna le dos à toutes ses promesses de rupture, apparaissant aux yeux des travailleurs comme responsable de la dégradation de leur situation et de la progression généralisée de la misère.
Faut-il s’étonner dans ces conditions de l’élargissement de la base sociale du RN ? Ses résultats jusqu’aux élections de 2012 tournaient autour de 15 %. Aujourd’hui, c’est un fait : il y a des travailleurs mis au chômage qui ne retrouvent pas d’emploi, des salariés ulcérés de voir toutes les promesses de la gauche trahies, des familles populaires qui ne s’en sortent plus financièrement, des couches précarisées, paupérisées dans des régions devenues des déserts industriels et médicaux où les logements sociaux sont à l’abandon, où les services publics sont fermés les uns après les autres… Oui, une partie de ces couches qui, hier, formaient la base électorale du Parti communiste, du Parti socialiste, dans le nord, dans l’est, et plus généralement dans les quartiers ouvriers et populaires, se sont d’abord largement tournées vers l’abstention et plus récemment, pour partie, vers le vote Rassemblement national. Cela ne fait pas de ces électeurs des fascistes ou des racistes invétérés, cela en fait, pour un certain nombre, des travailleurs, des chômeurs, des jeunes désespérés, exaspérés, parfois aigris, ayant perdu toute confiance dans ceux qui leur promettaient de changer la vie et qui, en réalité, n’ont fait que l’aggraver. Elle est là, la réalité. On ne peut pas comprendre autrement la progression électorale du RN.
Ce qui ne rend pas le RN moins dangereux dès lors que sa rhétorique consiste à encourager le racisme et la xénophobie, détournant la rage de ces travailleurs des véritables responsables de la situation, les capitalistes, pour la retourner contre l’immigré, l’étranger, désignés comme autant de boucs émissaires.
Dans ce contexte, les dirigeants de la « gauche » semblent avoir perdu toute mémoire. À plusieurs reprises depuis 2002, ils pratiquèrent le « front républicain », appelant en 2002 à voter pour Chirac face à Le Pen, puis répétant l’opération en 2017 et en 2022. À l’époque d’ailleurs, Mélenchon avait manifesté plus que des réticences à ce sujet.
En 2022, l’appel de la « gauche » à voter Macron pour faire barrage au RN a contribué à sa réélection. Résultat : deux ans plus tard, le RN est à son plus haut.
Il n’y a qu’un moyen de couper la route au RN, c’est d’appeler les travailleurs et les jeunes à se rassembler pour imposer une véritable politique de rupture, rupture avec le capitalisme, rupture avec la Ve République. Ce à quoi le RN n’est évidemment pas disposé. Mais le NFP, lui, est-il disposé à une telle rupture ? Il est permis d’en douter au vu, non seulement de son programme, mais de sa tactique fusionnelle avec les Macron, Darmanin et autre Borne entre les deux tours.
La rupture, ça veut dire donner du travail à ceux qui n’en ont pas ; garantir un salaire permettant de vivre à ceux qui ne parviennent pas à finir le mois ; rétablir une politique du logement décent, disponible pour tous, entretenu, réparé, rénové ; la rupture, c’est garantir l’école et l’hôpital pour tous. La politique de rupture, c’est par conséquent prendre l’argent là où il est : dans les poches des actionnaires qui se gavent toujours plus année après année, dans les coffres-forts des capitalistes dont les profits ne cessent de grandir, dans les crédits pour la guerre qu’il faut confisquer pour les réorienter vers une politique de vie et non de mort.
Les dirigeants des partis qui historiquement sont issus du mouvement ouvrier devraient en toute logique lever le drapeau de l’émancipation ouvrière et non celui du ralliement aux représentants de la classe capitaliste. Car la rupture, c’est d’abord rompre avec Macron et non pas soutenir sa réélection.
Face au RN et à Macron, face à la réaction, face à la décomposition sociale, face à la guerre, la perspective ne peut être que celle du gouvernement ouvrier, d’un gouvernement de rupture ouvrière qui, sur tous les terrains, défende les intérêts des exploités et des opprimés et se donne les moyens de répondre à leurs aspirations.
Tel est l’enjeu de la situation. Il faudra bien que la classe ouvrière, sur son propre terrain, impose ses solutions, qu’elle les impose, y compris, malgré et contre la politique des dirigeants qui semblent avoir perdu la tête en se portant au secours des Macron, Borne et Darmanin. Car leur tentative de sauver la Ve République et le régime d’exploitation capitaliste dont elle est l’instrument est une cause perdue.
Mardi 2 juillet, 18 heures