Éditorial de La Tribune des Travailleurs n° 425 du 31 janvier 2024
Par Daniel Gluckstein
C’est une terrible explosion de colère avoisinant la révolte qui pousse sur les routes des milliers de paysans qui multiplient les barrages pour faire prévaloir leurs revendications. Une immense colère teintée de désespoir, venue d’en bas, des couches les plus pauvres, les plus écrasées, celles qui n’arrivent plus à vivre de leur travail.
Le gouvernement ne s’y trompe pas. Il affiche – du moins jusqu’à aujourd’hui –, une volonté de dialogue, évitant la confrontation. En réalité, il multiplie les rencontres avec les seuls dirigeants de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et de Jeunes agriculteurs (JA), dans le but de sceller l’alliance entre le gouvernement et les « gros », les très gros propriétaires terriens, pour contenir le mouvement des « petits » qui n’en peuvent plus.
Ici s’exprime la différence entre la classe ouvrière et le monde de la paysannerie. La classe ouvrière rassemble tous les salariés, près de 27 millions, qui pour vivre sont contraints de vendre leur force de travail. Bien sûr, les cadres supérieurs ne vivent pas dans les mêmes conditions que les travailleurs précaires. Mais tous ont en commun de devoir vendre leur force de travail en échange d’un salaire : dans le privé, de la vendre à un patron qui tire son profit de l’exploitation de la force de travail ; et dans le public, de vendre leur force de travail de manière à faire fonctionner au moindre coût les services de l’État et des collectivités indispensables au système d’exploitation capitaliste. D’où les revendications communes à toute la classe ouvrière, par exemple face à la réforme des retraites.
Qu’est-ce qui est commun à toute la classe paysanne ? Formellement, tous les paysans « possèdent » leurs moyens de production et les utilisent eux-mêmes. Mais cette unité est une fiction. Au sommet, les gros exploitants agricoles sont de véritables capitalistes : il est emblématique que le président de la FNSEA, censé porter la parole de tous les paysans, soit propriétaire des huiles Lesieur et de dizaines de sites industriels dans le monde. Comme tous les capitalistes, il exploite ses salariés. Et quand il dit qu’il veut en finir avec les normes, il s’agit surtout des normes qui limitent son droit d’exploiter la force de travail d’autrui.
À l’inverse, les petits paysans sont certes formellement propriétaires de leurs moyens de production, mais le plus souvent tout est hypothéqué et c’est la banque qui est propriétaire. Et lorsqu’ils partent à la retraite, c’est avec une retraite de misère.
Reste cette question : comment est-il possible que dans la 7e puissance industrielle du monde, qui est par ailleurs une grande nation agricole, des producteurs de fruits, de légumes, de viande, de vin n’arrivent pas à vivre de leur travail ? Comment est-il possible que, « de l’autre côté », les salariés et leurs familles n’arrivent plus à acheter le strict nécessaire pour s’alimenter ?
Qui achète aux paysans les produits agricoles à un prix dérisoire ? Qui les revend à un prix exorbitant ?
En réalité, l’acteur principal de la crise actuelle, ce sont les multinationales agroalimentaires, la grande distribution, les grossistes intermédiaires qui, comme l’expriment les agriculteurs dans ce journal, se « gavent tous sur notre dos », car le gouvernement « fait les lois pour les grands groupes ».
Le savez-vous ? Parmi les quarante entreprises du CAC 40 qui viennent de verser plus de 100 milliards d’euros de dividendes, on trouve Carrefour, Danone, le Crédit agricole… Toutes distribuent des milliards à leurs actionnaires, des milliards volés aux petits paysans, dont la production est achetée à vil prix pour ensuite dégager des marges énormes sur le dos des consommateurs.
Cette politique pour les « gros » est organisée par le gouvernement Macron à la solde des capitalistes et protégée et encouragée par les directives de l’Union européenne.
Quelle issue à cette situation ? L’alliance ouvrière et paysanne, l’alliance entre les travailleurs, les salariés et les petits paysans. Une alliance qui devrait s’incarner dans une politique de défense commune des producteurs et des consommateurs : que les prix soient garantis à la production à un niveau qui permette aux paysans de vivre de leur travail, qu’une augmentation générale des salaires pour tous les travailleurs permette d’accroître le pouvoir d’achat, que soit instaurée l’échelle mobile des salaires les indexant sur les prix et qu’à cet effet les profits gigantesques des Crédit agricole, Danone, Carrefour et autres multinationales soient confisqués pour permettre à chacun de vivre de son travail et de se nourrir autant que de besoin.
Telle devrait être une politique de défense des travailleurs des villes et des campagnes, la politique d’un gouvernement de l’alliance ouvrière et paysanne.